Homélie prononcée
par Monseigneur Laurent Camiade,
évêque de Cahors,
lors de la fête à Vaylats (France)
le 20 août 2017.
L’Évangile de la cananéenne n’est pas le plus facile à comprendre. Sans doute faut-il d’abord accepter d’être scandalisés par lui.
Jésus serait-il raciste ? L’Évangile ne craint pas, en tout cas, de laisser planer cette ambiguïté. Une étrangère se présente à lui, une cananéenne, dans un contexte où il y a encore des tensions fortes entre les juifs et les cananéens. Ces peuples n’ont ni les mêmes croyances ni les mêmes modes de vie. Des parallèles trop appuyés avec l’actualité seraient sans doute exagérés, mais quand nous voyons ce qui se passe dans notre monde, la violence et les difficultés de vivre ensemble entre populations de cultures différentes, nous pouvons facilement imaginer que la relation entre Juifs et Cananéens était difficile. Jésus est Dieu fait homme, comme Dieu il porte un regard plus élevé sur les querelles entre civilisations, mais comme humain, il se laisse animer aussi par certaines pulsions de rejet que nous connaissons nous aussi. Mais s’il fait cela, ce n’est pas pour céder au premier mouvement de son affectivité, c’est précisément pour nous montrer un chemin pour dépasser certains de nos instincts.
C’est très important de voir que l’Évangile ne fait pas comme si l’instinct de rejet n’existait pas dans l’homme. Il existe en nous des réflexes ethniques qui ont aussi leur sens, le sens très naturel de la protection de sa propre famille, de la défense de son groupe humain, de la survie de sa patrie, de son peuple. On ne peut pas, de manière simpliste, affirmer que toute l’humanité serait déjà capable, sur la terre, de ne faire qu’une seule communauté paisible. C’est vers cette direction que le Christ nous conduit, mais il ne fait jamais comme si c’était déjà réalisé ici-bas. Lui-même, quitte à choquer notre idéalisme, n’hésite pas à exprimer les premiers mouvements de son affectivité.
Autour de lui, les disciples le poussent à renvoyer carrément cette femme qui le poursuit de ses cris. Mais, nous pouvons voir qu’il ne suit pas non plus cette direction du rejet. Il part de ce qu’il est, au milieu d’un groupe humain particulier, celui où il s’est incarné, le peuple juif, et il exprime ce qui a du sens pour ce groupe : les juifs sont le peuple élu. Donc il dit “je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël”. C’est, jusque-là, ce qui apparaissait. Mais Jésus, en affirmant cela, ne dit pas à la femme de partir, il ne la chasse pas. Il pose simplement le problème, la difficulté qui freine, en apparence, la possibilité de leur rencontre. Jésus est venu accomplir le destin du peuple juif. C’est à partir de là qu’il va sauver tous les hommes, mais en acceptant la condition particulière qu’implique l’incarnation : il est juif, parmi les juifs, se comportant comme un juif. L’incarnation fait aussi de lui un homme, au masculin, il n’a pas en lui toute la richesse affective dont l’humanité est capable et il veut sans doute avoir besoin de cette femme pour exprimer de manière plus complète son projet de Salut. Bien qu’il soit le Fils de Dieu et, comme tel, il sait déjà tout ce qui va se produire, il la laisse répondre, il donne à cette femme une place dans le débat.
La femme alors, n’ayant pas été renvoyée, insiste encore et supplie Jésus de la sauver. La phrase sur les petits chiens nous apparaît comme la pire de tout l’Évangile ! “Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens”. Mais aussi brutale qu’elle nous paraisse, elle veut bien dire que Jésus se situe sur le plan des priorités affectives, le lien du sang, le besoin de nourrir d’abord sa propre famille qui est tout à fait primaire mais garantit la survie de l’espèce. La femme cananéenne est une mère et elle ne se montre pas atteinte par ce qui nous apparaît comme la pire insulte, elle entre dans la métaphore des petits chiens : “les petits chiens mangent ce qui tombe de la table de leurs maîtres”. Ce n’est pas simplement un acte d’humilité, c’est le signe d’une foi absolue dans la hauteur de la mission du Christ qui dépasse largement les aspects communautaristes. Elle ne nie pas le destin unique du peuple juif, mais elle a totalement confiance en Jésus, “le fils de David”. Et elle témoigne ainsi de la grandeur du projet de Dieu qui dépasse tous nos critères humains, aussi respectables soient-ils.
En méditant ce passage d’Évangile au jour où nous fêtons avec les filles de Jésus les jubilés de 60 et 50 ans de vie religieuse de 5 d’entre vous, nous pouvons faire facilement un lien avec votre charisme, mes chères Sœurs.
Je pense d’abord à la nature même de la vie religieuse : c’est une vocation, un appel, en apparence tout aussi arbitraire de la part de Dieu que l’élection d’Israël. Il vous a choisies vous.
Pourquoi pas d’autres femmes ? Lui seul le sait.
Vous bénéficiez d’une sorte de privilège. Ce n’est pas si facile de porter en soi un privilège surnaturel dans une société qui se veut égalitaire et sans Dieu. Comment ce privilège peut-il être compris et perçu ? Comme les paroles de Jésus, cette réalité dont nous jubilons aujourd’hui a quelque chose de choquant à notre époque.
Surtout depuis le Concile Vatican II, l’Église insiste aussi sur la dignité des laïcs, sur la vocation universelle à la sainteté. Cette insistance n’a rien à voir avec une concession à l’idéologie égalitariste ; le Christ donne vraiment à tous, hommes ou femmes, riches ou pauvres, noirs ou blancs… la chance de la sainteté. Chacun selon des modes de vie différents est créé pour devenir saint. Mais la radicalité de l’appel à la vie religieuse, avec l’engagement à la pauvreté, à la chasteté et à l’obéissance, marque vos vies mes Sœurs, comme un signe pour le monde. La constitution du Concile Vatican II sur l’Église, Lumen Gentium, parle de vous comme des bijoux de l’Église. Il dit que vous apportez “à l’épouse du Christ -l’Église- la parure d’une constante et humble fidélité à [votre] consécration” (LG 46).
Vous avez à cœur de partager avec des laïcs votre spiritualité et votre charisme. Vous imaginez votre apostolat aujourd’hui en grande partie sur le mode de partenariats et de présence car vous n’avez plus beaucoup de forces humaines. Mais vous avez en vous cette vocation singulière qui vous a conduites à tout donner lors de vos engagements et à leur rester humblement fidèles. Cela, vous seules le portez et nous ne pouvons en recevoir que les miettes à votre contact. Ces miettes peuvent suffire à nous soutenir quand nous vous rencontrons, à nous donner la force de repartir, comme les miettes de la table du Christ ont permis à la cananéenne de voir sa fille guérie. Sans doute vous-mêmes ne mesurez pas cela, mais du fait que vous êtes habitées par votre vie de prière et votre fidélité à votre vocation, vous rayonnez de l’amour du Christ et cela soutient de façon extraordinaire les personnes qui vous entourent.
Nous fêtons aussi aujourd’hui avec vous vos 50 ans de présence en Colombie et en Côte d’Ivoire. Cet élan missionnaire témoigne bien, à sa manière, de la dynamique d’élargissement à laquelle le Christ Jésus nous appelle sans cesse, pour marcher à sa suite, lui qui, au contact de la cananéenne, a manifesté progressivement cette ouverture.
Une des marques de fabrique de votre vocation de filles de Jésus me semble être aussi la grâce de compatir avec les personnes que vous rencontrez et, comme le Fils de Dieu, incarné, avait intégré les réflexes d’auto-défense de la communauté juive, vous savez vous mettre au diapason des cris et des inquiétudes, comme aussi des joies et des espoirs des personnes au milieu desquelles votre mission vous envoie. Le chemin à suivre, au-delà de cette proximité affective, est, comme pour Jésus, le chemin d’un élargissement. Et comme la femme cananéenne a su donner à Jésus l’occasion d’élargir la révélation de son Salut aux petits chiens qui mangent les miettes tombant de la table, votre sensibilité féminine vous permet d’aider l’Église à n’oublier personne, à ne fermer définitivement la porte’ à personne et d’accompagner bien des gens blessés sur des chemins de guérison.
Je crois, mes frères, que vous devriez plus, prendre conscience de tout ce que les filles de Jésus vous apportent. Cette année, nous vivons dans notre diocèse une année de prière pour les vocations, spécialement les vocations de prêtres et de religieux et religieuses. Alors, mes frères, vous devriez prier davantage pour les vocations de religieuses. Leur présence, somme toute rare aujourd’hui dans nos diocèse ruraux, nous manque et nous manquera si un renouveau ne se produisait pas. Ce renouveau suppose, il me semble, que nous prenions conscience de ce que nous apporte réellement la présence de femmes consacrées au milieu du monde ; que nous prenions conscience du rayonnement qui découle de la belle fidélité de leur vie humblement donnée et que nous prenions conscience de notre responsabilité pour prier et demander à Dieu ces vocations. Notre responsabilité est aussi de sensibiliser les plus jeunes à la valeur de ce privilège qu’est une vocation religieuse : la parure de l’épouse du Christ. C’est un privilège mais aussi un charisme, c’est-à-dire un don reçu par une personne ou une communauté particulière pour le bien de toute l’Église.
Mes Sœurs, en relisant les actes de votre chapitre général de 2016, j’ai vu que votre attachement au Christ comme un foyer brûlant d’amour qui veut rayonner sur le monde est au cœur de votre charisme. Ceci, avec une sensibilité particulière envers les personnes isolées ou celles qui se sentent exclues de l’Église. Vous réfléchissez aussi aux enjeux environnementaux de votre mission d’intégration des plus pauvres aux communautés chrétiennes et ces enjeux s’accordent bien avec votre recherche de simplicité de vie. Même si nous ne sommes plus, comme lors de l’épopée missionnaire du XIXe siècle, à une époque où l’on pouvait accueillir des vocations religieuses par centaines, cela ne doit pas nous interdire de demander à Dieu d’envoyer pour aujourd’hui des ouvrières pour la moisson que votre beau charisme devrait continuer à réaliser.
Prions à cette intention et rendons grâces pour tout ce que l’Esprit Saint vous donne déjà, aujourd’hui, de réaliser à travers ce que vous êtes. Si notre foi en l’action du Saint Esprit est aussi grande que celle de la cananéenne, Jésus nous dira, à nous aussi :
«que tout se passe pour toi comme tu le veux».
Amen.
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